Les immolations font l’actualité au Tibet depuis des mois. Et notamment ces derniers jours. Katia Buffetrille, ethnologue et tibétologue à l’École pratique des hautes études, explique ces gestes à répétition.
Pas un mois ne passe désormais sans qu’un Tibétain ne s’immole par le feu. Depuis mars 2011, ils sont 51 à avoir fait ce geste. Comment l’expliquer ?
- Après les manifestations de 2008 auxquelles avaient participé de très nombreux Tibétains de tout le Plateau, moines et laïcs, les habitants ont inventé différents moyens de contestation pacifiques : poèmes codés postés sur les blogs ; le « Mercredi blanc » (« lhakar ») tous les mercredis, ils mangent tibétain, parlent un tibétain pur, s’habillent en vêtements traditionnels pour montrer leur fierté dêtre tibétain, le végétarisme, le refus de faire les récoltes, le boycott des commerçants chinois au profit des tibétains, labandon des monastères par les moines et les nonnes qui refusent les nouvelles règles de contrôle, les manifestations en faveur de la préservation de la langue, et, enfin, les immolations… C’est la forme la plus extrême de ces contestations pacifiques.
Comment interpréter qu’en plus des moines, des laïcs s’immolent désormais ?
- Les laïcs ont le même désir que les moines de voir le dalaï-lama revenir au Tibet et de préserver leur culture, leur mode de vie et leur religion. Ils défendent de plus en plus leur identité tibétaine car ils la sentent menacée. Certains de ceux qui se sont immolés ont laissé des testaments dans lesquels ils expliquent qu’ils offrent leur corps en offrande pour le Tibet. Rikyo, une jeune nomade, mère de trois enfants, qui s’est immolée en mai, a laissé une note dans laquelle elle demande aux Tibétains de ne pas se battre pour elle si elle tombe entre les mains de la police chinoise. Elle appelle les Tibétains à rester unis, à préserver leur culture en l’étudiant, à parler tibétain, et à uvrer pour le retour du dalaï-lama au Tibet.
La pression exercée sur les Tibétains atteint-elle un niveau rarement égalé dans l’histoire de la région ?
- Certains Tibétains comparent la situation actuelle à la révolution culturelle. Lhassa est devenue une vaste prison. La police est partout, en groupe de 10, portant armes, bâtons et extincteurs. Des scanners corporels sont installés à de nombreux points de contrôle dans la ville, particulièrement vers le Barkhor, le chemin de pèlerinage qui entoure le temple le plus sacré du Tibet.
Autre pression : les déplacements des Tibétains entre les zones tibétophones du Kham et de lAmdo et la Région autonome du Tibet requièrent la possession de quatre documents didentité depuis mars 2012. En revanche, les Chinois han peuvent voyager librement et sy installer. Cela nempêche pas Lhassa davoir été classée pour la 5e année consécutive la ville où les résidents sont les plus heureux de toutes les villes « chinoises », à la suite dun sondage (mais on ignore qui furent les personnes interrogées) !
Ajoutons à cela la poursuite de la sédentarisation forcée des nomades, les contrôles de plus en plus stricts dans les monastères, les peines de prison très lourdes pour toute personne accusée de faire passer des informations à lextérieur… La liste est longue.
La plupart des immolations ont lieu dans des régions tibétophones du Kham et de l’Amdo (intégrées aux provinces chinoises du Sichuan, du Qinghai, du Gansu et du Yunnan) et non dans le Tibet central. Pourquoi ?
- Probablement parce que les politiques ayant longtemps été moins répressives dans ces deux régions qu’au Tibet central, les Tibétains avaient l’habitude de pouvoir s’y exprimer plus librement. A partir du milieu des années 1990, les politiques discriminantes et restrictives que connaissait le Tibet central ont commencé à être appliquées dans ces régions. Depuis les manifestations de 2008 surtout, la répression est très dure, particulièrement dans la région de Ngawa où il y a le monastère de Kirti. Les moines de ce monastère ont défendu leur droit à la liberté religieuse en 2008 et plusieurs ont été tués. Depuis, le monastère et la région sont totalement fermés et seuls un ou deux journalistes ont réussi à y pénétrer (dont Ursula Gauthier du « Nouvel Observateur« ). Les deux dernières immolations qui ont eu lieu lundi sont le fait dun jeune moine de Kirti et dun ex-moine du même monastère. Le plus grand nombre de personnes qui se sont immolées viennent d’ailleurs de ce monastère et de la région de Ngawa.
Face à ces immolations, les autorités chinoises continuent de répondre par la répression ?
- Pour dissuader les Tibétains de s’immoler, les Chinois arrêtent à chaque immolation des personnes de l’entourage, des moines, des membres de la famille en les accusant de complicité ou même de « non assistance à personne en danger ». Ryiko aurait demandé aux moines qui tentaient de laider de la frapper avec une pierre afin quelle ne tombe pas vivante entre les mains de la police chinoise. Cela donne une idée des traitements que subissent les prisonniers. Rikyo est décédée sur le lieu même de son immolation.
Qu’en dit le Dalaï-lama ?
- Son attitude a évolué sur cette question. Il a d’abord condamné les immolations, ainsi d’ailleurs que les grèves de la faim : après le premier cas d’immolation, en 1998, d’un Tibétain en exil en Inde, le dalaï-lama a dit son désaccord au nom de la non-violence. En 2011, face à la vague des immolations au Tibet, il a contesté lefficacité de tels gestes, ne les condamnant pas, ne les encourageant pas. Dernièrement, dans un entretien au quotidien indien « The Hindu », il a confié qu’il ne voulait plus en parler, jugeant le sujet trop sensible et craignant que, « sil dit quelque chose de positif, les autorités chinoises le blâmeront et que sil dit quelque chose de négatif, les familles des personnes qui se sont immolées seront très tristes car ces dernières ont sacrifié leur vie » pour le Tibet.
Y a-t-il un consensus au sein des Tibétains sur l’immolation ?
- Très difficile de répondre. Nous avons un accès difficile au Tibet et il nest pas question de téléphoner à nos amis pour parler de ce sujet. Mais en lisant les blogs, la presse, on voit que certains Tibétains ne sont pas daccord avec ces actes. Ils ne considèrent pas ces Tibétains comme des héros (en tibétain, « pawo »). Mais ils semblent bien minoritaires et des milliers de Tibétains se rendent aux funérailles de ceux qui se sont immolés afin de leur rendre hommage, en dépit des risques.
Peut-on s’attendre à un passage à l’action violente ?
- En exil, un certain nombre de Tibétains remettent en question la politique de la « voie du milieu » prônée par le dalaï-lama, néanmoins ils continuent à défendre la non-violence. Au Tibet, on le voit, la contestation reste non violente. Il faut rappeler aussi que le rapport de force est très inégal : il y a 6 millions de Tibétains et 1.300.000.000 Chinois. Mais que se passera-t-il le jour où le dalaï-lama disparaîtra si la question tibétaine na pas été réglée ? On ne peut quappréhender ce moment.
………………………..
Tibet
Mourir pour que sa langue vive
Rappel de l’article du journal LE MONDE CULTURE ET IDEES - 27.12.2012 – Mis à jour le 30.12.2012 -
Par François Bougon
Au début, des moines ont montré la voie. Ils ont été suivis par des laïques, souvent jeunes, nomades et bergers. Une centaine de Tibétains – 28 pour le mois de novembre 2012 – ont choisi de s’immoler par le feu pour protester contre une répression chinoise croissante. Certains ont pu être sauvés, mais la plupart sont morts. En Chine, les autorités tentent d’endiguer la vague suicidaire en menaçant ceux qui veulent s’immoler d’une comparution en justice pour homicide et trouble à l’ordre public. Les médias officiels minimisent leurs actes en les rapprochant des membres des sectes apocalyptiques américaines, le rôle du « méchant » étant tenu par le dalaï-lama, le chef spirituel des Tibétains exilé en Inde depuis 1959, qui a officiellement abandonné toute fonction politique en 2011.
L’histoire récente de l’humanité recèle de nombreux cas de cette forme de protestation extrême qui a, parfois, permis de fairebasculer le destin d’un pays, voire d’une région. Le 17 décembre 2010, en se sacrifiant sur un marché de la ville de Sidi Bouzid, en Tunisie, le jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi marquait ainsi le début de ce qui allait devenir les « printemps arabes ».
La première immolation d’un Tibétain remonte à 1998, en Inde. Mais il faut attendre 2009 – un an après les manifestations de Lhassa, la capitale de la région autonome du Tibet, qui s’étaient propagées aux régions tibétaines situées dans les provinces chinoises limitrophes – pour que ce phénomène se produise à l’intérieur des frontières chinoises. Certains des immolés ont laissé des testaments, qui ont été publiés sur le blog de l’écrivaine et blogueuse tibétaine Tsering Woeser. Ces derniers mots prennent parfois la forme d’un poème, comme celui laissé par Ani Sangay Dolma, morte à 16 ans, le 25 novembre 2012, et intitulé « Il est de retour » en référence au Dalaï-lama.
« Levez les yeux, amis tibétains,
Contemplez au-dessus de vos têtes le crépuscule bleu,
Telle une voûte céleste de montagne blanche, mon lama est de retour.
Levez les yeux, amis tibétains, (…)
Contemplez les montagnes enneigées.
C’est une nouvelle ère, l’ère du pays des neiges. Et le Tibet est libre et indépendant. »
Selon Lama Jabb, un Tibétain en exil qui étudie la littérature tibétaine contemporaine à l’université d’Oxford, « le répertoire des images et la versification sont typiques de la tradition tibétaine ». « Il est écrit comme si elle vivait dans un Tibet indépendant. »
Si des thèmes comme le retour du dalaï-lama, les valeurs du bouddhisme tibétain, en particulier la compassion, le joug chinois et l’unité des Tibétains reviennent souvent, beaucoup de ces textes défendent la langue tibétaine, un aspect relativement nouveau dans la résistance face à la domination chinoise. « Je souhaite que les six millions de Tibétains apprennent leur langue maternelle, portent les habits tibétains et soient unis », écrit ainsi Nyingkar Tashi, âgé de 24 ans, avant de s’immoler le 12 novembre. « Nous réclamons la liberté d’expression religieuse et la préservation de notre culture. Nous réclamons le droit d’utiliser notre langue. Nous réclamons les mêmes droits que tous les autres êtres humains », affirme pour sa part Jamyang Yeshi, 26 ans, qui vivait en exil à New Delhi depuis 2006 et qui s’est sacrifié pour protester contre la visite du président chinois Hu Jintao en Inde, en mars 2012.
La langue tibétaine, qui appartient à la famille tibéto-birmane, est parlée par plusieurs millions de personnes. Elle est devenue l’un des derniers remparts de la résistance de ces peuples qui vivent sur un plateau de 2 500 000 km2, soit un quart de la superficie de la Chine. Au début du XXe siècle, face aux missionnaires occidentaux, les Tibétains ont cherché à protéger leur religion, qui constitue le cur de leur identité : un bouddhisme tibétain qui a rayonné bien au-delà, influençant les peuples voisins, comme les Mongols et les dynasties étrangères qui ont gouverné la Chine (Yuan et Qing).
Ensuite, face aux troupes chinoises communistes, d’abord durant la Longue Marche, puis à partir de 1949, les Tibétains ont lutté pour leur terre, en particulier dans l’Amdo (nord-est du Tibet). « A cette époque, quand les Chinois sont entrés au Tibet, l’inquiétude immédiate des gens a été de protéger leur terre, leur peuple et la religion, le dharma. Il n’y avait pas de mention de la langue. C’est après la Révolution culturelle, période pendant laquelle l’enseignement du tibétain a été interdit, que cela a commencé », explique lama Jabb.
Dans l’Amdo, cette région du Tibet répartie sur les provinces chinoises du Qinghai, du Gansu et du Sichuan, les dix ans qui ont précédé le départ du dalaï-lama de Lhassa, dans le centre du Tibet, ont été marqués par des massacres qui ont entraîné énormément de morts, de disparitions ou de suicides. Pour le centre du Tibet, 1959 est la date marquante, mais pour cette région la répression a atteint un point culminant en 1958. « C’est la grande année du traumatisme pour l’Amdo », souligne la tibétologue Françoise Robin. Ce n’est sûrement pas un hasard si 80 % des immolations s’y sont produites.
Cette résistance, qui a pris des formes extrêmes avec les suicides par le feu, se manifeste également par un véritable foisonnement culturel. La mémoire refoulée des années 1950, 1960 et 1970 – présente de manière orale dans les familles mais niée à l’école et par l’histoire officielle – ressurgit depuis quelques années dans la littérature et dans les chansons. En 2005 est ainsi paru sous le manteau Joies et malheurs de l’enfant de Naktsang, l’autobiographie d’un Tibétain de l’Amdo, Naktsang Nulo.
Né en 1948, cet ancien juge y raconte ses jeunes années mais aussi 1958 – la répression de la rébellion anticommuniste et la tragique famine du Grand Bond en avant. « Ce livre a eu un succès phénoménal, surtout dans l’Amdo, car il a été écrit dans le dialecte de la région, ce qui était nouveau », explique Françoise Robin. La Tempête rouge, de Tsering Dondrup, un roman qui aborde cette mémoire taboue, a été publié en 2009. « Au travers de ces « pratiques mémorielles » culturelles, des artistes, intellectuels et écrivains tibétains exercent une résistance culturelle et historique en contestant la vision chinoise univoque de l’histoire récente des relations sino-tibétaines », souligne Françoise Robin dans un article publié en septembre 2011.
Pour les couches de la population tibétaine moins éduquées, comme les paysans, c’est surtout la chanson, diffusée en CD et par Internet, qui permet à l’identité tibétaine de s’exprimer. Depuis le début des années 1980, un genre est particulièrement apprécié : le dranyen dunglen, qui signifie « gratter et chanter » – le chanteur s’accompagne d’une mandoline. Comme pour la littérature, les allusions codées du début ont fait place à l’évocation plus explicite d’un passé glorieux ou des défaites face aux Chinois, battant en brèche la vision sinocentrée officielle.
Les chanteurs populaires paient leur audace par des séjours en prison. Ce fut le cas du chanteur de l’Amdo Tashi Dondrup, dont le disque Torture sans trace a été très populaire avant d’être interdit. L’une de ses chansons s’appelle « 1958-2008″ : » Eh ! L’année 1958 est celle où l’ennemi noir est entré au Tibet, les lamas ont été mis en prison, cette époque était terrifiante. Eh ! L’année 1958 est celle où les héros tibétains ont été mis en prison, où des Tibétains innocents ont été mis en prison, cette époque était terrifiante. »
Un autre chanteur de l’Amdo, Phuljung, a été arrêté en août, peu après la sortie de son cinquième album. L’une des chansons, « Bon lama », évoque le dalaï-lama Lobsang Sangay, élu en 2011 premier ministre du gouvernement tibétain en exil, et le peuple tibétain, des « gens bons » : « Ce sont des gens au caractère sincère, c’est le peuple tibétain, il parle la pure langue maternelle. » Ces chansons permettent à l’identité tibétaine réprimée de se renforcer, souligne lama Jabb dans un article publié en octobre 2011 dans la Revue d’études tibétaines. Elles évoquent « les images d’une histoire, d’une culture et d’un territoire communs, tout en déplorant la situation critique des Tibétains et en exprimant les aspirations à une destinée collective ».
Ces derniers mois, après la décision des autorités de promouvoir le mandarin comme langue principale et langue d’enseignement, de nombreuses manifestations de collégiens ou de lycéens ont eu lieu dans la province de Qinghai. Dans une lettre publiée par le Centre tibétain pour les droits de l’homme et la démocratie, un moine exprime son inquiétude à l’assemblée de délégués de la communauté tibétaine en exil, qui s’est réunie à Dharamsala (Inde) en septembre : « Le Tibétain ne jouit d’aucune autonomie, même dans les écoles tibétaines établies dans les zones autonomes tibétaines. De telles conditions pathétiques ont rendu notre vie insupportable, il est donc extrêmement important que l’Administration centrale tibétaine [le gouvernement en exil] et tout le peuple tibétain soient conscients de ces problèmes. »
Malgré la censure et la répression, des initiatives de plus en plus nombreuses émergent dans les régions tibétaines en faveur de la langue. L’emploi de mots chinois est traqué, des posters sont diffusés pour populariser les néologismes tibétains. Dans certaines régions tibétaines de l’Amdo, relève la tibétologue Katia Buffetrille, il n’est pas rare de voir sur les magasins des pancartes où il est inscrit : « Il est criminel de ne pas parler un pur tibétain ».
Le mouvement du « Lakhar » (le « mercredi blanc ») s’est également propagé, non seulement au Tibet mais en exil : tous les mercredis, de très nombreux Tibétains parlent un tibétain exempt de mots chinois (ou d’anglais et d’hindi pour les exilés), s’habillent avec des vêtements tibétains et mangent tibétain – généralement en refusant toute nourriture carnée. « Toute une frange éduquée de la jeunesse regarde le bouddhisme d’un peu loin : elle a une aspiration à la modernité qui fait que le bouddhisme est réservé à la sphère privée. Cette nouvelle jeunesse tibétaine est politisée autant que cela est possible en Chine. Cela passe par différents canaux, et la conscience linguistique en est un », conclut Françoise Robin.
François Bougon
« TIBET : CRÉER POUR RÉSISTER »
no 31 de la revue « Monde chinois, nouvelle Asie » (142 p., 20 ).
« LA LONGUE MARCHE DU DALAï-LAMA »
Rencontres avec Philippe Flandrin (Ed. du Rocher, 318 p., 20 ).
« NEIGE »
de Pema Tseden (Philippe Picquier, 174 p., 17,50 , à paraître le 4 janvier 2013).
SUR LE WEB
Les actes du colloque international « Tibet is burning. Self-immolations : ritual or political protest ? », qui s’est tenu au Collège de France les 14 et 15 mai, ont été publiés dans la « Revue d’études tibétaines », no 24, décembre 2012, et sont disponibles à l’adresse : www.digitalhimalaya.com/collections/journals/ret
http://www.lemonde.fr/culture/article/2012/12/27/mourir-pour-que-sa-langue-vive_1810911_3246.html