Le Tibet est interdit aux journalistes. En de très rares occasions, les autorités chinoises invitent un petit groupe de journalistes pour montrer la modernisation de la région autonome et faire pièce au discours du dalaï-lama. Fin septembre, «Le Temps» était de la partie pour un mini-périple de cinq jours sous bonne escorte. Reportage
«La dernière immolation remonte à plus d’un an, indique un commerçant. C’était devant le temple du Jokhang, un moine venu d’Inde.» Mais depuis, plus rien. «Même une bagarre est impossible, poursuit l’homme débarqué de Xi’an, au nord du pays, après qu’un copain lui a dit qu’on gagnait mieux sa vie ici. C’est la ville la plus sûre du monde.» Et si c’est le cas, ajoute-t-il, c’est parce qu’elle est la plus armée: «Vous ne les voyez pas, les soldats sont dans leurs casernes. Mais il y a plus de militaires que d’habitants.»
Le 14 mars 2008, Lhassa était le théâtre d’affrontements entre la police et des manifestants tibétains dénonçant l’emprise grandissante de Pékin. Des échoppes tenues par des Chinois avaient alors été incendiées et le bilan officiel fait état de 19 morts, tués par les émeutiers. De sources tibétaines, on évoque un nombre de victimes tibétaines bien plus élevé, tuées par la police. Depuis 2009, les territoires tibétains connaissent par ailleurs une vague d’immolations. Ceux qui ont laissé un message affirment agir pour la liberté ou demandent le retour du dalaï-lama, le chef spirituel des Tibétains réfugié en Inde depuis 1959.
Dans les avenues de Lhassa, en observant un peu plus attentivement, on aperçoit des caméras de surveillance à tous les carrefours. Certaines rues, dans la vieille ville rénovée, sont ponctuées à chacune de leurs extrémités par des guérites de police. Les lieux de rassemblement touristique sont filtrés par des détecteurs de métaux. Les temples ont chacun leur petit poste de police intégré. Autour du Jokhang, haut lieu du bouddhisme, des hommes en civil coiffés d’un chapeau de feutre scrutent depuis les toits la circumambulation de la foule.
Bien que ce ne soit pas indiqué sur les plans, une partie des casernes militaires de Lhassa est située côté sud de la rue Jiangsu, en bordure de la rivière Kyi, un affluent du Brahmapoutre. Dans son prolongement, rue de la Perle d’or, il y a le siège des autorités de la RAT. C’est là que reçoit Bianba Zhaxi, le vice-président du gouvernement. «A Lhassa, vous pouvez apprécier l’atmosphère d’harmonie et de liberté», explique-t-il à l’adresse des quatre journalistes suisses et autrichiens alignés pour l’occasion. En face, sur de grands fauteuils, une douzaine d’officiels prennent des notes.
Bianba Zhaxi, un Tibétain qui se présente comme fils de paysan, formule trois «recommandations», «pour bien comprendre ce qu’est le Tibet d’aujourd’hui». La RAT, dit-il, a réalisé en cinquante ans, ce qui a nécessité mille ans en Europe, à savoir le passage d’une «société féodale et esclavagiste» à un monde moderne; cette transformation n’a été rendue possible que par «la force des directives éclairées du grandiose système communiste»; le développement du Tibet, enfin, profite à l’ensemble des Tibétains, des Chinois, et de l’humanité. «Notez. J’ai confiance, soyez objectifs.» Au terme de ce monologue, le vice-président constate qu’il n’est plus en mesure de prendre des questions: «C’est l’heure de passer à table.»
Le Tibet n’est pas ouvert aux journalistes, sauf sur invitations, en petit groupe. Elles sont très rares. Alors quand l’ambassade de Chine nous contacte pour participer cet automne à un périple de cinq jours, il n’y a pas d’hésitation à avoir, même si le programme ne sera livré qu’à la veille du départ. A Berne, un diplomate prévient: il ne faudra pas prêter oreille aux «rumeurs» et aucune interview ne devra être entreprise en dehors du programme. A Lhassa, les officiels répéteront qu’il n’y a «aucune entrave» à notre travail et que nous sommes libres de sortir de l’hôtel. Pour autant que le programme le permette.
De Lhassa à Shigatse, en passant par Gyatse et des cols à 5000 mètres d’altitude, un constat s’impose: partout, les routes sont désormais presque aussi belles qu’en Suisse. Les pylônes électriques envahissent le paysage jusqu’aux vallées reculées, l’eau courante abreuve la plupart des ménages urbains. Et puis il y a cette nouvelle ligne de chemin de fer qui serpente, entre ponts et tunnels, à plus de 4000 mètres, le long du Brahmapoutre de Lhassa et Shigatse. C’est le dernier exploit des ingénieurs du rail chinois. Bientôt le train ira jusqu’à la frontière népalaise.
Ce Tibet ressemble aux affiches de propagande des années 1950 qui promettaient une Chine nouvelle, électrifiée, traversée d’ouvrages d’art spectaculaires, de trains, d’avions et de camions. On y est. Pour ceux qui ont connu les chemins de terre du Tibet des années 1980, lors de cette courte période d’ouverture et de détente, le contraste est saisissant.
A Lhassa, les autorités donnent à voir la nouvelle université, «la plus haute du monde», comprenant 14 facultés, dont une de droit, et 10 000 étudiants dont 70% de Tibétains, ainsi que le Musée du Tibet – un Tibet qui se limite à la région autonome, à l’exclusion des autres territoires tibétains rattachés à d’autres provinces chinoises.
A Gyatse, la visite se poursuit par la demeure d’un aristocrate de l’«ancien Tibet», proche du dalaï-lama, ayant fui en Inde et qui mourra en Suisse. Sa collection de montres suisses – un goût que partagent les cadres du Parti communiste aujourd’hui – met en évidence sa débauche de luxure, explique un guide, alors que ses serfs croupissaient dans des cellules de 2 m2. Dans cette même ville, aussi calme que Lhassa, le secrétaire du parti fait visiter un projet pilote d’agriculture: à 4000 mètres d’altitude, sous serres, on cultive des fleurs, des champignons et des légumes grâce à des systèmes d’irrigation importés des Pays-Bas et financés par la ville de Shanghai.
A Shigatse, le chef de la cellule du Parti communiste du temple Tashilhunpo, accompagné d’un moine, supervise la visite du siège du panchen-lama, numéro deux de la hiérarchie du lamaïsme dont la dernière réincarnation fait l’objet d’une dispute entre Pékin et le gouvernement tibétain en exil. Manque de chance, le saint homme donnait un prêche public une heure avant notre arrivée. Il ne sera pas possible de le rencontrer. «Il est très occupé», note le moine. «Il se repose», précise le responsable du parti. S’ensuit la visite d’une communauté urbaine modèle ainsi que d’une famille modèle productrice d’alcool à 56 degrés s’étant vu attribuer le titre de «Famille des cinq bonnes civilités» – ce qui doit se comprendre comme la marque d’un attachement particulier à l’unité nationale.
Sur la route du retour vers Lhassa, enfin, la petite troupe fait un détour par une zone de protection écologique qui consiste en un vaste projet de reboisement financé par plusieurs villes chinoises. Le Tibet est l’une des régions les plus exposées aux effets du réchauffement climatique. En chemin, on observe l’avancée du désert avec des dunes grignotant le flanc des montagnes à 5000 mètres. Pour stopper les tempêtes de sable, on plante des peupliers.
Ce Tibet-là est résolument tourné vers l’avenir, ancré dans une Chine modernisatrice. Mais qu’en pensent les Tibétains? A l’Université de Lhassa, un professeur tibétain, flanqué du vice-recteur, un Chinois, explique que les thèses «séparatistes» du dalaï-lama ne sont pas les bienvenues parmi la population. «Promenez-vous et demandez aux gens.» Exercice difficile qui demande de ne pas parler en public. Plusieurs tentatives avorteront à l’apparition d’un homme vêtu d’un blouson de cuir dans tel temple alors que l’on s’entretient avec un moine ou d’un officiel qui s’interpose quand on esquisse une conversation avec un paysan.
Le passeport à croix blanche aide pourtant à délier les langues.
Les Tibétains connaissent la Suisse: «J’ai un cousin à Zurich»; «J’ai un oncle dans la région de Lausanne»; «Il y a beaucoup de Tibétains en Suisse»; «Le dalaï-lama va souvent en Suisse.» Lorsqu’on évoque le dalaï-lama, ces interlocuteurs hors circuit officiel mettent la main sur le cœur et ajoutent: «99% des Tibétains pensent comme moi.» Un jeune homme explique que, sous le calme apparent, les tensions sont toujours vives. Il voudrait quitter la Chine, mais les autorités ne délivrent plus de passeport et l’Inde, après le Népal, a bouclé sa frontière.
A Pékin, la conclusion de cette visite s’organise autour d’un repas offert par le chef du 7e bureau du Département de l’information du Conseil d’Etat, Lu Guangjing. C’est la voix du gouvernement central sur le Tibet et les droits de l’homme. «Les médias occidentaux sont trop influencés par l’opinion du dalaï-lama. Nous espérons qu’ils pourront à l’avenir rendre compte objectivement de la situation du Tibet, y compris en Suisse.» Voilà, enfin, l’explication de ce voyage. L’évocation d’une reprise du dialogue entre Pékin et le dalaï-lama de même que l’éventualité d’une visite de ce dernier en Chine débouchent sur une diatribe contre le chef spirituel des Tibétains accusé de vouloir diviser le pays quand bien même celui-ci parle depuis vingt-cinq ans d’une autonomie renforcée et non plus d’indépendance. «C’est un homme dangereux. Je n’arriverai peut-être pas à vous convaincre, constate l’officiel, mais soyez certain que vous ne me ferez pas changer d’avis.»
Une dernière question: pourquoi ne pas laisser les journalistes faire leur travail librement au Tibet comme dans le reste de la Chine? «Nous avons essayé dans le passé, soupire Lu Guangjing. Le résultat a été désespérant. Le Tibet, c’est très compliqué.»
Cette même semaine, Lhamo Tashi, 22 ans, étudiant originaire du village de Drukdo, s’immolait devant le poste de police de Hezuo, gros bourg de la province du Gansu. «Il l’a fait pour la liberté du Tibet», a indiqué sous couvert d’anonymat un Tibétain à une radio américaine. Il est le 138e Tibétain à se suicider par le feu.